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La gestion de la transition vers la monnaie unique et l’établissement de la crédibilité de l’euro

Discours de Jean-Claude Trichet, Président de la Banque centrale européenne, le 24 mars 2005, à l’occasion de la réception du titre de docteur honoris causa de l’Université de Liège (Belgique).

Monsieur le Recteur,

Mesdames et Messieurs les Professeurs,

Chers étudiants,

Mesdames et messieurs,

C’est pour moi un grand plaisir de me joindre à vous aujourd’hui pour saluer l’avènement de votre nouvelle École de Gestion. C’est aussi un très grand honneur que de recevoir à cette occasion le titre de docteur honoris causa de l’Université de Liège de la part de Monsieur le Recteur Willy Legros. Liège a été la première ville à accueillir l’exposition itinérante des nouveaux billets en euros présentée en août 2001 à Francfort. J’ai donc choisi aujourd’hui de vous parler de la création de la monnaie unique européenne et de la stratégie monétaire de l’Europe.

Aujourd’hui, l’euro - la monnaie unique des Européens - est un élément essentiel de la politique économique européenne. Mais l’euro est beaucoup plus que cela. Il symbolise l’unité profonde des Européens. Il est aussi un emblème d’une possible future souveraineté politique européenne.

Il faut prendre toute la mesure de la difficulté de la tâche que les Européens s’étaient assignée en créant la monnaie unique. D’abord, il leur fallait tout créer à partir de rien – institutions, monnaie, concept stratégique – et faire d’emblée de la nouvelle monnaie une entité au moins aussi crédible que la - ou les - meilleure des anciennes monnaies. Et, ensuite, il leur fallait être sûr que leurs choix étaient optimaux dans le contexte d’une économie continentale en changement structurel permanent du fait même de l’intégration économique et monétaire européenne, donc dans un environnement comportant un degré significatif d’incertitude supplémentaire par rapport aux autres économies comparables et, en particulier, aux États-Unis.

C’est donc sur ces deux traits profondément originaux de l’histoire monétaire récente de l’Europe, la question de la réussite de la transition et la question de la navigation monétaire dans l’incertitude, que je voudrais appeler maintenant pour quelque temps votre attention.

La réussite de la transition

S’engager dans la voie de la création d’une monnaie unique, cela voulait dire bâtir une banque centrale et une politique monétaire entièrement nouvelles, tirant leur crédibilité des seules pertinence et solidité de leurs constructions et non de leurs résultats passés propres. Ni du passé de la monnaie, ni du passé de l’économie, ni du passé des institutions elles-mêmes.

L’exercice était d’autant plus difficile que la monnaie unique ne devait pas être simplement la meilleure possible. Elle se voyait assigner un objectif de crédibilité à atteindre en tout état de cause, sauf à annuler le projet : avoir au moins le niveau de crédibilité de la - ou des - « meilleure » monnaie fusionnée. Le défi à relever était donc celui d’une optimisation de la crédibilité sous une contrainte très forte de résultats. Cette contrainte de résultats était déclinée selon différentes modalités, juridiques et inscrites dans le traité, politico-stratégiques et exprimées dans le débat public, et, enfin, économico-monétaires et précisément vérifiables.

  • Sur le plan juridique, tout d’abord, la contrainte de la transition était celle de la « convergence » au sens du traité de Maastricht. Celui-ci institue en effet cinq critères dont le respect permet la qualification pour l’entrée dans l’euro. Deux critères visent à vérifier l’obtention d’un niveau minimum de qualité dans la gestion des finances publiques. Trois autres critères s’assurent de la qualité de la convergence : la stabilité de la monnaie sur les marchés des changes, le bas niveau de l’inflation, le bas niveau des taux d’intérêt à long terme. Dans les deux derniers cas, le traité prévoit que l’on identifie les trois meilleures performances au sein de l’Europe et que l’on mesure ensuite les écarts dans chaque pays par rapport à la moyenne de ces meilleures performances. Le traité signale ainsi de manière extrêmement précise que le concept de la convergence économique et monétaire retenu est bien celui de la « convergence vers les meilleurs » – et non la convergence vers la moyenne. Cependant, le traité semble pouvoir autoriser des écarts résiduels vis-à-vis des « meilleures » monnaies du point de vue de la stabilité des prix. Cela eût été, en fait, totalement inacceptable.

  • En effet, sur le plan politico-stratégique, l’engagement pris solennellement à l’égard de chacun des peuples européens était que la nouvelle monnaie devait être au moins aussi « bonne que l’ancienne ». Il est inutile de rappeler que, sans cette promesse, il était exclu d’obtenir l’assentiment des citoyens européens, et en particulier des citoyens allemands, français, néerlandais, belges et luxembourgeois, qui bénéficiaient en 1997 du même niveau de crédibilité monétaire, le meilleur au sein de la future zone euro. Le strict respect de cette promesse était une condition sine qua non de la création de l’euro. Mais il faut observer en même temps que c’était une condition extraordinairement difficile à remplir.

  • Car, et c’était la troisième contrainte de la transition, il fallait que l’euro se coule naturellement dans la courbe de rendement la plus basse, correspondant au niveau le plus élevé de confiance et de crédibilité. C’est-à-dire que les taux d’intérêt de marché à court, moyen et long terme - les taux d’intérêt à 3 mois, 1 an, 2 ans, 5 ans, 10 ans, 30 ans - devaient être tous au plus bas niveau effectivement observé parmi les futurs membres de la zone euro, correspondant au meilleur niveau de crédibilité et de confiance, aucun écart n’étant tolérable et ne devant être toléré. C’était le seul moyen de respecter la promesse faite à tous.

La monnaie unique, l’euro, devait être, en somme, le fruit d’une convergence totalement réussie vers les meilleures monnaies. Jusqu’à la fin de l’année 1997, les observateurs, les investisseurs et les marchés ont jugé cette perspective irréaliste. Mais, grâce notamment à une campagne mondiale de communication menée par les banques centrales d’Europe, ils ont changé progressivement – mais radicalement – leur perception de la transition. Tous les taux d’intérêt de marché, de 3 mois à 30 ans, de la future zone euro se sont alignés sur les taux les plus bas, tandis que le niveau des taux d’intervention de la BCE au moment de la « fusion » monétaire s’élevait à 3 %.

Ainsi, le 4 janvier 1999, premier jour ouvrable de l’euro, les marchés monétaires et financiers européens reflétaient une totale réussite de la transition à l’euro. L’esprit du traité de Maastricht, la promesse faite aux peuples européens et sa traduction monétaire et financière avaient été scrupuleusement respectés : les 300 millions d’habitants de la zone euro bénéficiaient d’emblée, sans devoir concéder un seul « point de base », de l’environnement financier le meilleur, celui correspondant à une crédibilité acquise progressivement au cours des décennies antérieures dans une partie de la zone.

Comment cela a-t-il été possible ? Quels sont donc les arguments et les décisions qui ont, en définitive, convaincu les investisseurs et les opérateurs de marché ? Comment se fait-il qu’une monnaie et qu’une institution qui n’avaient aucun passé – l’euro, la Banque centrale européenne et l’Eurosystème – aient pu apparaître aux yeux des investisseurs du monde entier comme pleinement crédibles aux horizons de 1 an, 2 ans, 5 ans, 10 ans, 30 ans ?

Les conditions de la réussite

Pour réussir cet exploit, à notre connaissance absolument unique dans l’histoire monétaire, il a fallu réunir quatre conditions relatives aux Institutions et cinq éléments fondamentaux propres au concept de stratégie monétaire. Dans ma compréhension de la transition, ces neuf conditions et caractéristiques étaient toutes sine qua non. La simple observation des faits suggère qu’elles ont été suffisantes.

Voyons quelles sont ces conditions, et d’abord les quatre conditions institutionnelles.

  • En premier lieu, l’unicité et la lisibilité de l’objectif premier de stabilité des prix. Dès lors que la contrainte majeure de la transition était la préservation du très bas niveau des taux d’intérêt de marché à moyen et long terme, dont la condition nécessaire était la préservation du très bas niveau des anticipations d’inflation, toute ambiguïté devait être écartée s’agissant de l’objectif principal de la Banque centrale européenne. Ceci était d’autant plus indispensable que les banques centrales nationales dont les monnaies avaient le plus haut niveau de crédibilité avaient précisément comme objectif principal la stabilité des prix.

  • Deuxième condition institutionnelle, l’indépendance de l’Institut d’émission. La recherche économique a montré l’importance de l’indépendance de la banque centrale par rapport aux autres Institutions et par rapport aux groupes de pression économique pour assurer sa crédibilité et donc pour créer les conditions d’un ancrage solide des anticipations d’inflation. C’est ce qui explique la généralisation de ce concept dans le monde. Dans le cas de la Banque centrale européenne, l’indépendance est garantie par le traité de Maastricht. Elle est donc mieux garantie qu’elle ne l’était par les lois nationales.

  • Troisième condition, la responsabilité devant l’opinion publique, soulignée, en particulier, par les auditions régulières du Président et des membres du Directoire de la BCE devant le Parlement européen. Cette responsabilité ne correspond pas seulement à une exigence démocratique très forte. Elle est également fondamentale pour le bon fonctionnement institutionnel et pour la crédibilité et l’efficacité de la banque centrale. L’opinion publique compare en permanence les résultats effectifs obtenus en matière de prix à l’aune de la promesse faite d’en maintenir la stabilité. C’est une incitation puissante à être efficace dans la mise en œuvre effective de la politique monétaire. C’est une des conditions nécessaires de la crédibilité.

  • En quatrième lieu, la dernière mais l’une des plus importantes conditions institutionnelles du point de vue de la crédibilité d’ensemble de l’Union économique et monétaire, le pacte de stabilité et de croissance. Un tel instrument, demandant le respect de règles budgétaires et organisant la surveillance mutuelle des politiques budgétaires par les pairs, est le seul moyen – mais un moyen puissant - de pallier l’absence de gouvernement fédéral et de budget fédéral en Europe. À ce propos, vous connaissez nos appréhensions et nos préoccupations à la suite des modifications qu’il est prévu d’apporter au Pacte. Je les répète : ”Le Conseil des gouverneurs de la BCE est sérieusement préoccupé par les modifications qu’il est prévu d’apporter au Pacte de stabilité et de croissance. Il convient d’éviter que les modifications concernant le volet correctif n’ébranlent la confiance dans le cadre budgétaire de l’Union européenne et la soutenabilité des finances publiques dans les Etats membres de la zone euro. En ce qui concerne le volet préventif du Pacte, le Conseil des gouverneurs prend également acte de certaines modifications prévues qui vont dans le sens du renforcement éventuel de ce mécanisme. Des politiques budgétaires saines et une politique monétaire axée sur la stabilité des prix sont essentielles pour le succès de l’Union économique et monétaire. Elles constituent des conditions indispensables à la stabilité macroéconomique, à la croissance et à la cohésion dans la zone euro. Il est impératif que les Etats membres, la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne mettent en œuvre le cadre révisé d’une manière rigoureuse et cohérente, propice à la conduite de politiques budgétaires prudentes. Plus que jamais, il importe au plus haut point, dans les circonstances actuelles, que l’ensemble des parties concernées assument leurs responsabilités respectives. Le public et les marchés peuvent être assurés que le Conseil des gouverneurs reste fermement attaché à l’accomplissement de sa mission, qui est de maintenir la stabilité des prix».

La clarté de l’objectif de stabilité des prix, l’indépendance de l’Institut d’émission, la responsabilité devant l’opinion, l’existence du pacte de stabilité et de croissance étaient autant de conditions indispensables à la crédibilité de l’Union économique et monétaire, de la Banque centrale européenne et de l’Eurosystème, et à celle de la monnaie unique elle-même. Mais ces conditions institutionnelles, pour être toutes nécessaires, n’étaient pas suffisantes.

Pour réussir l’exploit qui nous était demandé de transférer à la monnaie unique le meilleur niveau de crédibilité et de confiance disponible au sein des futurs participants à la zone euro – dans l’intérêt même de la croissance européenne et de la création d’emplois - il nous fallait réunir cinq autres conditions, relatives non plus au dispositif institutionnel lui-même mais à la nature du concept stratégique de politique monétaire mise en œuvre par l’Europe. Dès le 13 novembre 1998, avant même la création de la monnaie unique le 1er janvier 1999, le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne prenait les cinq orientations fondamentales suivantes.

  • Première orientation : préciser la définition arithmétique de la stabilité des prix, dans la continuité des « meilleures » définitions existant au sein des pays appelés à faire partie de la zone euro : « moins de 2% » - notion clarifiée depuis par l’ajout de « proche de 2% » pour bien marquer que nous entendions nous prémunir contre le risque éventuel de déflation. Compte tenu des contraintes de la transition, une imprécision, un « flou » dans la définition de la stabilité des prix se seraient immédiatement traduits par des taux d’intérêt de marché supérieurs sur toute la courbe de rendement, incorporant une substantielle « prime de risque » correspondant à l’aléa sur l’inflation future. Le principe de responsabilité devant l’opinion exigeait aussi une définition précise de la stabilité des prix : sans elle, comment juger les résultats obtenus par la banque centrale ?

  • Deuxième orientation : placer la stratégie monétaire dans une perspective de moyen terme. Ceci présentait, de notre point de vue, trois avantages importants. D’abord, être en mesure de tenir compte des différents canaux de transmission de la politique monétaire, y compris ceux qui font sentir leurs effets à plus long terme. Ensuite, apprécier les effets complexes des chocs qui englobent le court et le moyen terme et ne pas « surréagir » dans le cas de chocs faisant sentir leurs pleins effets à un horizon relativement court mais ne comportant pas nécessairement d’effets de second tour, inflationnistes ou déflationnistes. Enfin, et surtout dans la perspective de la transition, faciliter l’ancrage des anticipations d’inflation sur toutes les durées, y compris le moyen et le long terme.

  • Troisième orientation : assurer le caractère complet de l’analyse économique. Nous partageons cette aspiration à l’« exhaustivité » de l’analyse économique avec le Système de Réserve fédéral américain, qui refuse aussi de se retrouver prisonnier d’une équation ou d’un système d’équations. En outre, dans la perspective fondamentale de la réussite de la transition, il nous est apparu qu’un modèle simplifié de prévision d’inflation, modèle nécessairement orienté à l’horizon de dix-huit mois à deux ans, n’était pas approprié. Il nous fallait ancrer aussi solidement que possible les anticipations sur des durées nettement plus longues et être capables de tester la « robustesse » de nos décisions sur une multiplicité de modèles conceptuellement différents et non sur un seul modèle éliminant nécessairement beaucoup d’informations.

  • Quatrième orientation : vérifier la cohérence de l’analyse économique en la recoupant avec l’analyse monétaire. C’est une originalité de notre concept stratégique que de retenir une approche dite à « deux piliers » : un pilier économique et un pilier monétaire. Ce choix répond au désir évoqué précédemment d’être aussi complet que possible dans nos analyses. Il reflète aussi le fait que les évolutions monétaires donnent des informations précieuses sur la formation de certains phénomènes financiers, comme l’évolution du prix des actifs et la formation des bulles financières. Enfin, et surtout, la vérification croisée avec l’analyse monétaire est précieuse du fait des différences d’horizons temporels entre les analyses économique et monétaire. Les études empiriques ont montré que, à long terme, l’inflation est un phénomène monétaire. Du point de vue de la réussite de la transition monétaire, l’approche à deux piliers était donc particulièrement précieuse : elle apportait une contribution supplémentaire très importante à l’ancrage nominal des anticipations d’inflation sur des durées plus longues que l’horizon habituel de l’analyse économique.

  • Cinquième orientation, enfin : introduire un concept renforcé de transparence en temps réel de la banque centrale. Lorsque la monnaie unique a été créée, en janvier 1999, au mieux certaines banques centrales rendaient-elles public le diagnostic de leur organe de décision avec un délai important, de cinq à six semaines : c’était le moment de la publication des procès verbaux, des « minutes ». Ceci nous est apparu incompatible avec l’esprit du traité en ce qui concerne la responsabilité de la Banque centrale européenne et de l’Eurosystème devant l’opinion et le Parlement. Incompatible aussi avec les nécessités complexes de la communication dans un espace comprenant douze cultures et dix langues différentes et dans lequel, par voie de conséquence, il fallait veiller particulièrement à l’unicité du discours. Incompatible enfin et surtout avec la nécessité absolument impérieuse de réussir la transition et d’ancrer solidement les anticipations des agents économiques sans laisser prise à des interprétations contradictoires et à des gloses d’autant plus dangereuses qu’elles se développeraient dans le silence de l’Institution. C’est ainsi que nous avons été la première banque centrale à publier un diagnostic complet, de quatre à cinq pages, reflétant ses analyses économique et monétaire immédiatement après la première réunion mensuelle du Conseil des gouverneurs, en temps réel. La plupart des autres banques centrales nous ont suivi dans cette voie. Nous sommes la première banque centrale, et restons l’une des seules, qui tient une conférence de presse immédiatement après avoir pris ses décisions et qui se met donc tous les mois à la disposition des journalistes du monde entier.

Définition précise de la stabilité des prix, nature à moyen-long terme de notre stratégie, exhaustivité de l’analyse économique, recoupement de l’analyse économique par une analyse monétaire, renforcement de la transparence du diagnostic en temps réel : ces cinq traits de notre concept stratégique de politique monétaire ont tous été décidés avant même la création de l’euro. Avec les quatre conditions institutionnelles déjà mentionnées, ils ont constitué l’ensemble, nécessaire et suffisant, qui a permis de réaliser, dès 1999, ce qui était encore considéré comme impossible par une majorité d’observateurs extra-européens à la fin de l’année 1997.

Mais le dispositif de la monnaie unique de l’Europe ne devait pas seulement être optimal du point de vue de la gestion monétaire d’une grande économie industrialisée moderne et propre à permettre la pleine réussite d’une transition extrêmement ambitieuse. Il devait aussi être optimisé du point de vue de la conduite de la politique monétaire dans « l’incertain » en sachant que la nature même de la construction européenne amplifie certains éléments d’incertitude.

La prise en compte de « l’incertain »

L’incertitude est une caractéristique essentielle et permanente du monde réel et se trouve être particulièrement la marque des périodes comportant d’importants changements structurels. La Banque centrale européenne est elle-même confrontée à tous les types d’incertitude que rencontrent les grandes banques centrales des principaux pays industrialisés.

  • D’abord, elle doit prendre ses décisions en tenant compte d’un « état de l’économie » dont la connaissance est imprécise. En particulier, les données économiques, financières et monétaires ne sont pas nécessairement toutes disponibles et de bonne qualité, et sont sujettes à révision. Par ailleurs, le calcul de certains indicateurs non observables – mais très utiles pour synthétiser une grande quantité de données observables, comme le potentiel de croissance et le taux d’intérêt réel d’équilibre par exemple – est sujet à une incertitude supplémentaire liée aux méthodes statistiques et à la définition des concepts utilisés. Ensuite, l’identification de la nature et de la persistance des chocs qui affectent l’économie – identification nécessaire pour interpréter avec justesse son état et les implications pour la stabilité des prix à venir – est une tâche délicate.

  • À l’incertitude concernant l’état de l’économie s’ajoute l’incertitude concernant sa structure et son fonctionnement mêmes, la dynamique de la propagation dans le temps des chocs économiques, et la dynamique de la transmission des décisions de politique monétaire. Il en découle une absence de consensus parmi les économistes sur la représentation modélisée pertinente de l’économie et une difficulté supplémentaire pour la banque centrale.

  • Enfin, une dernière forme d’incertitude est l’incertitude stratégique, qui se réfère à l’interaction complexe entre les agents économiques privés et la banque centrale. Une banque centrale est confrontée à la réaction des agents économiques et des marchés financiers à ses propres décisions de politique monétaire. De manière symétrique, ceux-ci peuvent être eux-mêmes incertains en ce qui concerne les motivations, les actions et les intentions futures de la banque centrale. La réduction simultanée de ces deux types d’incertitude revêt donc une très grande importance. C’est pourquoi les concepts de transparence stratégique et de crédibilité sont aujourd’hui considérés comme (étant) décisifs.

Toutes les banques centrales doivent faire face à ces trois types d’incertitude : l’incertitude sur l’état réel de l’économie, l’incertitude sur la structure et la dynamique de l’économie et l’incertitude stratégique. Mais l’exercice de la politique monétaire par la Banque centrale européenne est rendu particulièrement exigeant du fait de la nature même de la zone euro, espace en construction, en voie d’intégration économique.

  • Ainsi, nous ne disposons pas encore, en matière de données économiques, de la même densité et de la même précocité de données qu’aux États-Unis, par exemple.

  • De même l’incertitude sur la dynamique de l’Union économique et monétaire est particulièrement marquée. Le concept de marché unique, puis de marché unique à monnaie unique, induit une transformation structurelle fondamentale, qui fait sentir ses effets dans le temps et rend la représentation modélisée d’autant plus incertaine.

  • S’agissant enfin de la question de l’incertitude stratégique, elle se posait aussi en termes extrêmement difficiles dans le cas de la Banque centrale européenne et de l’Eurosystème : une Institution nouvelle, sans passé, est l’émettrice d’une monnaie nouvelle, sans passé. Comment, dans ces conditions, éviter que l’ensemble des agents économiques n’aient une grande difficulté à comprendre les décisions présentes et à anticiper les décisions futures de la Banque centrale européenne ?

L’incertitude est donc non seulement la marque de l’environnement économique de toutes les banques centrales mais aussi la marque toute particulière de l’environnement de la Banque centrale européenne.

Il est, de ce fait, très important de vérifier que les principales caractéristiques retenues pour la monnaie unique européenne, particulièrement optimisées en vue de la réussite de la transition, correspondent également à un optimum du point de vue de la conduite de la politique monétaire dans l’incertain.

Cela me semble être très largement le cas. J’insisterai plus particulièrement sur trois points.

  • D’abord, les quatre conditions institutionnelles que j’ai évoquées – l’unicité de l’objectif de la politique monétaire, l’indépendance de l’Institution, la responsabilité devant l’opinion publique, la surveillance mutuelle des politiques budgétaires – contribuent toutes à renforcer la crédibilité de l’union monétaire et de la stratégie monétaire, et donc à réduire l’incertitude stratégique.

  • Ensuite, parmi les cinq traits principaux de la stratégie de politique monétaire que j’ai soulignés comme étant autant de conditions nécessaires de la réussite de la transition, deux me paraissent de nature à réduire l’incertitude stratégique : la précision de la définition de la stabilité des prix et le principe de la transparence en « temps réel ». Les trois autres – l’exhaustivité de l’analyse économique, la vérification par l’analyse monétaire et la perspective de moyen terme – permettent de tenir compte tant de l’incertitude sur les « données » et l’état de l’économie que de l’incertitude sur les modèles, leur paramétrage et sur la dynamique de l’économie.

  • Enfin, même si, comme je le crois pour l’Europe, les Institutions et le concept de la stratégie monétaire sont optimaux, la conduite effective de la politique monétaire repose en dernière analyse sur un jugement synthétique qui fait très largement appel à l’expérience et à la sagesse collégiale. Ceci est particulièrement nécessaire dans les périodes de transformation structurelle rapide et puissante comme celle que nous traversons aujourd’hui.

Monsieur le Recteur, chers étudiants, mesdames et messieurs, la construction de l’Europe n’est pas encore achevée. Et s’il est vrai que la monnaie unique n’eût pas été possible sans les remarquables avancées des cinquante dernières années, il est aussi vrai que la monnaie unique est elle-même un instrument formidablement puissant d’intégration européenne. Votre École, par son ancrage résolument européen, est à la fois témoin et acteur de l’histoire qui se fait sous nos yeux. Je m’associe à vos souhaits de voir votre École jouer un rôle de référence au niveau européen, notamment dans la Grande Région Sar-Lor-Lux, où j’ai moi-même étudié quelques années après la signature du traité de Rome.

L’unité monétaire de l’Europe est un processus historique d’une immense portée. Les dix pays qui nous ont récemment rejoints n’ont pas exprimé de réserve à l’égard de la monnaie unique. Nous devons organiser cette intégration monétaire avec un très grand soin de manière à ce que ces nouvelles fusions, comme la transition initiale, laissent absolument intacts la confiance dans l’euro, la crédibilité de la monnaie unique, l’ancrage des anticipations de stabilité des prix, et donc préservent un environnement financier favorable à la croissance et à la création d’emplois. Virtuellement, nous sommes déjà vingt-deux ! Au regard de l’histoire, quoi qu’il en soit, le temps écoulé depuis le 1er janvier 1999 est un éclair.

Devant l’élargissement continu de l’Europe, devant la rapidité de ce mouvement historique, certains aujourd’hui sont perplexes, heurtés, troublés. Ils ne voient pas, ou plus, clairement où va une Europe devenue imprévisible. Cette relative imprévisibilité de notre cours historique ne doit pas, à mon sens, être interprétée négativement. Après tout n’est-ce pas la marque même de l’histoire qui se fait ? Jean Monnet écrivait dans ses Mémoires : « Ceux qui ne veulent rien entreprendre parce qu’ils ne sont pas assurés que les choses iront comme ils l’ont arrêté par avance se condamnent à l’immobilité. ». Je vous remercie.

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