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Keynote speech at the Académie des Sciences Morales et Politiques

Speech by Mr. Jean-Claude Trichet, President of the European Central Bank, at the Académie des Sciences Morales et Politiques in Paris, France on Monday, 24 May 2004.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

C’est pour moi un grand plaisir et un honneur d’avoir été invité par votre Président, Michel Albert - à qui tant de liens m’unissent - à vous présenter quelques observations sur le thème de la monnaie unique et de la stratégie monétaire de l’Europe. C’est un sujet très important, que nous sommes plusieurs à avoir abordé dans cette salle, sous des angles divers, à la fois théoriques et directement opérationnels. C’est un sujet important, dis-je, tant par sa nature même dans une grande économie industrialisée moderne que par la puissance de son contenu symbolique. La politique monétaire d’un pays est fréquemment apparue, au cours de l’histoire, comme l’illustration emblématique de sa stratégie économique et souvent, en dernière analyse, de son parti stratégique politico-historique.

A titre d’exemple, pour ne s’en tenir qu’à la France et à la période englobant la deuxième moitié du XXème siècle et les premières années du XXIème, la stratégie monétaire de solidité et de confiance poursuivie par le Général de Gaulle pendant ses onze années de pouvoir, de 1958 à 1969 était une pièce essentielle d’un dispositif de redressement économique et d’affirmation nationale sur le plan historique. Permettez-moi, à ce sujet, en passant, de dire que nombreux sont ceux qui ont, aujourd’hui encore, le sentiment que si notre pays avait choisi la voie que suggérait Pierre Mendès-France, dès le lendemain de la guerre, celle d’une politique monétaire de sérieux et de solidité, nous aurions gagné quelques années dans la voie du redressement, années qui eussent pu être bien utiles plus tard. Plus proche de nous, la période de seize années environ qui sépare mars 1983 de janvier 1999 correspond à la stratégie monétaire du « franc fort » qui s’était imposée comme étant essentielle à la poursuite du redressement et de la modernisation économique du pays. Cette stratégie était simultanément apparue comme la condition nécessaire et comme le puissant symbole de la stratégie de construction européenne voulue par notre pays.

Aujourd’hui l’Euro, la monnaie unique des européens, est une pièce essentielle du dispositif de conduite de la politique économique de l’union européenne. Mais l’Euro est beaucoup plus que cela. Il symbolise l’unité profonde des Européens. Historiquement la monnaie est justement considérée comme l’un des attributs fondamentaux de la souveraineté. L’Euro est donc non seulement un symbole d’unité mais aussi un emblème de la possible future souveraineté politique européenne, celle qui s’épanouirait dans une véritable fédération politique achevée, si telle était la volonté des peuples européens, au terme du processus extraordinaire qu’ils ont engagé il y a un demi siècle. Aujourd’hui les Européens voient dans l’Euro, au-delà d’un instrument de grande qualité dans lequel ils ont confiance, la preuve de leur union fraternelle et l’illustration du formidable chemin parcouru depuis le traité de Rome. Et le reste du monde voit dans l’Euro non seulement la monnaie des Européens mais aussi la mesure et la preuve de leur unité, la mesure et la preuve de leur vitalité et de leur audace, la mesure et la preuve de leur capacité effective de réalisation historique.

Bien qu’elle apparaisse flatteuse – peut-être précisément parce qu’elle est flatteuse – il faut se méfier un peu de cette surabondance de symboles et d’emblèmes qui entourent la monnaie, les monnaies en général et l’Euro en particulier.

L’hypothèse de travail commune à toutes ces interprétations est que la monnaie dont on parle est une bonne monnaie, qui remplit avec efficacité et efficience le rôle que l’on attend d’elle dans les domaines de la mesure, de l’échange et de la conservation de la valeur. Une monnaie qui maintient des prix stables et donc inspire confiance. Une monnaie qui, grâce à cette confiance, préserve, dans le domaine monétaire et financier, un environnement favorable à la croissance et à la création d’emplois. C’est donc à des considérations opérationelles et à des observations concrètes que je voudrais d’abord me livrer devant vous. Que fallait-il faire théoriquement et qu’a-t-on fait pratiquement pour être sûr de donner aux européens une monnaie unique, entièrement nouvelle, d’excellente qualité, sachant que la fusion simultanée de onze, puis très vite, de douze monnaies n’avait aucun précédent historique, aucun modèle pré-établi et que cette entreprise apparaissait aux yeux du monde entier, y compris les européens, comme extrêmement audacieuse et à beaucoup, hors d’Europe continentale comme manifestement trop audacieuse?

Il faut prendre toute la mesure de la difficulté de la tâche que s’étaient assignée les Européens. Il ne s’agissait pas seulement d’optimiser les choix institutionnels, la détermination du concept stratégique de la politique monétaire et la doctrine d’emploi de cette stratégie. Toutes les Banques centrales sont appelées en permanence à s’interroger sur l’optimalité de ces choix au regard des progrès de la science économique et de la théorie monétaire en particulier, et en tenant compte de l’expérience et de la sagesse accumulées chez elles et dans le reste du monde.

Les Européens devaient également optimiser leurs choix sous deux angles profondément originaux, pour lesquels il n’y avait pas d’expériences antérieures accumulées. D’abord il leur fallait tout créer à partir de rien – institutions, monnaie, concept stratégique – et faire d’emblée de la nouvelle monnaie une entité au moins aussi crédible que la meilleure des anciennes monnaies. Et, ensuite, il leur fallait être sûr que leurs choix étaient optimaux dans le contexte d’une économie continentale en changement structurel permanent du fait même de l’intégration économique et monétaire européenne, donc dans un environnement comportant un degré signicatif d’incertitude supplémentaire – par rapport aux autres économies comparables et, si je puis dire, à l’autre économie comparable.

C’est donc sur ces deux traits profondément originaux de l’histoire monétaire récente de l’Europe, la question de la réussite de la transition et la question de la navigation monétaire dans l’incertitude que je voudrais appeler maintenant pour quelque temps votre attention.

La réussite de la transition

La question posée aux Européens qui avaient décidé de s’engager dans la voie de la création d’une future monnaie unique peut être résumée de la manière suivante : « Vous avez à bâtir une Banque Centrale et une politique monétaire entièrement nouvelles. En vous référant aux meilleurs enseignements du passé, à l’expérience accumulée par les banques centrales et aux avancées de la recherche économique quelles sont les meilleures solutions adaptées à une économie continentale de 300 millions d’habitants et dont le Produit Intérieur Brut est de l’ordre de grandeur de celui des Etats-Unis ? »

Ainsi formulée on peut penser que la question devait nécessairement provoquer une intense réflexion théorique, économique et monétaire sur la thème de la crédibilité, en particulier sur la crédibilité de moyen et long terme des nouvelles instances. Etant nouvelles par construction même, elles ne pouvaient tirer de leur passé les éléments de preuve garantissant leur crédibilité à venir. Ni du passé de la monnaie, ni du passé de l’économie, ni du passé des institutions elles-mêmes. Or il a été précisément documenté par la recherche économique que les agents économiques considèrent les résultats obtenus dans le passé, et souvent dans un passé lointain, comme étant le meilleur indicateur pour anticiper l’avenir, la condition nécessaire, sinon suffisante, de la crédibilité. Ceci est particulièrement vrai en matière d’anticipations sur le niveau des prix, sur l’inflation monétaire, et donc sur le niveau des taux d’intérêt de moyen et long terme.

Il fallait donc bâtir d’emblée des instances nouvelles – institutions et concept stratégique – tirant leur crédibilité des seules pertinence et solidité de leurs constructions sans référence à leurs résultats passés propres. Mais les Européens ne pouvaient pas se contenter de donner comme objectif à leurs nouvelles instances monétaires de se situer simplement au niveau le plus élevé possible dans l’échelle de la crédibilité, tout en admettant que l’exercice était particulièrement difficile.

C’eût été ne pas compter avec la nature même de l’entreprise conduisant à la monnaie unique. La monnaie unique ne devait pas être simplement la meilleure possible. Dans l’échelle des crédibilités monétaires elle se voyait assigner un objectif de crédibilité à atteindre en tout état de cause sauf à annuler le projet : avoir au moins le niveau de crédibilité de la (ou des) « meilleures » monnaies fusionnées. Le défi à relever était donc celui d’une optimisation de la crédibilité sous contraintes très fortes de résultats. Ces contraintes de la transition étaient déclinées selon différentes modalités, juridiques et inscrites dans le traité, politico-stratégiques et exprimés dans le débat public, et, enfin, économico-monétaires et précisément vérifiables.

Sur le plan juridique, d’abord, la contrainte de la transition était celle de la « convergence » au sens du Traité de Maastricht. Celui-ci institue en effet un ensemble de critères dont le respect permet la qualification pour l’entrée dans l’Euro. Cinq critères sont établis. Deux critères mesurent l’éligibilité à la monnaie unique du point de vue de la qualité de la gestion des finances publiques : le déficit des finances publiques doit demeurer à un niveau inférieur à 3% du PIB sur toute la durée du cycle économique et l’encours de la dette publique en proportion du PIB doit être inférieur à 60%. Ce sont en somme des critères visant à vérifier l’obtention d’un niveau minimum de qualité dans la gestion des finances publiques. Trois autres critères, de nature économico-monétaire, s’assurent de la qualité de la convergence : la stabilité de la monnaie sur les marchés des changes, le bas niveau de l’inflation, le bas niveau des taux d’intérêt de long terme. Dans les trois cas, nous sommes devant de véritables critères de convergence. Le traité prévoit, en effet, que l’on identifie les trois meilleures performances au sein de l’Europe et que l’on mesure ensuite les écarts de chacun par rapport à la moyenne de ces meilleures performances. De sorte que le traité signale de manière extrêmement précise que le concept de la convergence économique et monétaire retenu est bien celui de la « convergence vers les meilleurs » - le « parangonnage » ou « l’étalonnage », le benchmarking de la langue anglaise – et non la convergence vers la moyenne générale qui aurait pu apparaître comme étant « naturelle ». Cela étant dit le traité n’a pas prévu une convergence monétaire totale. Le critère de convergence monétaire tiré de la stabilité des prix s’entend implicitement naturellement par rapport aux monnaies les plus stables mais prévoit que cette stabilité soit mesurée au sein du mécanisme de change qui autorise des fluctuations. La convergence économico-monétaire sous l’angle de l’inflation consiste – après avoir mesuré l’inflation moyenne des trois meilleures économies – à respecter un écart par rapport à cette moyenne de moins de 1,5 % - ce qui constitue, à la vérité, une différence substantielle en matière d’inflation. La convergence financière consiste – après avoir calculé la moyenne des taux d’intérêt de marché à dix ans associés aux trois économies ayant les meilleures performances en matière d’inflation – à respecter un écart de moins de 2 % par rapport à cette moyenne des meilleurs. Observons que 2% ou 200 points de base, constituent encore un écart très substantiel en matière de taux d’intérêt de long terme. Le traité de Maastricht édicte de manière claire que la convergence économico-monétaire doit être une convergence vers les meilleurs. Mais il semble pouvoir autoriser un écart résiduel important entre la moyenne pondérée des caractéristiques propres à chacune des monnaies appelées à fusionner – et celles des « meilleures » monnaies du point de vue de la stabilité des prix et, par voie de conséquence, des bas taux d’intérêt de long terme. Si l’on s’en tient aux critères de Maastricht eux-mêmes et si l’on fait l’hypothèse d’une distribution égale des probabilités d’avoir n’importe quel résultat en matière de différences d’inflation et de taux d’intérêt de marché à dix ans entre respectivement 0 et 1,5 % et 0 et 2%, on pourrait imaginer que le traité se serait implicitement contenté d’une convergence conduisant à une monnaie unique « décalée » de 75 points de base (la moitié de 150) par rapport à la meilleure performance d’inflation aux meilleures monnaies, et de 100 points de base (la moitié de 200) par rapport aux taux d’intérêts à long terme des meilleurs monnaies. Cela eût été, en fait, totalement inacceptable et inaccepté.

La condition juridique de la transition vers la monnaie unique était et est pourtant relativement exigeante, a été considérée comme telle au moment de la négociation et de la ratification du traité et pouvait probablement difficilement être formalisée de manière beaucoup plus contraignante. On aurait pu retenir des écarts de 1 % au lieu de 1,5 % et 2%, voire de 0,5 %. Cela aurait probablement été beaucoup plus difficile à accepter par les différents pays et la convergence, donc la création de l’Euro, aurait été considérée comme encore moins probable. Mais, même avec des écarts plus faibles on aurait quand même apparemment toléré une différence entre les meilleures monnaies et l’euro futur – tant, du moins que l’on considérait celui-ci comme issu de la moyenne des monnaies fusionnées, comme un « panier de monnaies ». Or il y avait, en sus du dispositif juridique du traité, une formulation stratégique et politique claire et simple de la condition imposée à la future monnaie unique à l’occasion de sa naissance.

Sur le plan politico-stratégique, en effet, l’engagement pris solennellement à l’égard de chacun des peuples européens était que la nouvelle monnaie devait être au moins aussi « bonne que l’ancienne ». Aussi bonne voulait dire inspirant au moins autant confiance, conservant au moins aussi bien la valeur, donc correspondant à une stabilité des prix de même qualité au moins que celle existant auparavant. Et cela de manière visible et vérifiable, non seulement à court terme mais dans une perspective de moyen et de long terme de sorte que cette monnaie soit « crédible » dans la durée. Inutile de rappeler que sans cette promesse, il était exclu d’obtenir l’assentiment des citoyens européens et, en particulier, de mes propres concitoyens, particulièrement dans les économies qui étaient accoutumées à une stabilité des prix et de la monnaie voulue par l’opinion publique et attachées à tous les bénéfices associés à cette stabilité, en particulier aux bas taux d’intérêt de marché à moyen et long terme. Il s’agissait donc d’une condition essentielle de la création de la monnaie unique. Les citoyens allemands, bénéluxiens, français qui bénéficiaient en 1997 du même niveau de crédibilité monétaire, le meilleur au sein de la zone euro, n’auraient pas accepté de faire l’euro si le prix à payer en eût été une perte substantielle de crédibilité monétaire, une augmentation permanente de la hausse des prix et des taux d’intérêt de marché à moyen et long terme systématiquement et définitivement plus élevés.

Le strict respect de la promesse politico-stratégique était une condition sine qua non de la création de l’Euro. Mais il faut observer en même temps que c’était une condition extraordinairement difficile à remplir, tellement difficile qu’elle était considérée par beaucoup d’observateurs comme étant, à la vérité, impossible.

Car, et c’était la troisième contrainte de la transition, il fallait donc que la courbe de rendement de la nouvelle monnaie, c’est-à-dire tous les taux d’intérêt de marché à court, moyen et long terme, les taux d’intérêt à 3 mois, 1 ans, 2 ans, 5 ans, 10 ans, 30 ans soient tous au plus bas niveau effectivement observé dans la future zone euro, correspondant au meilleur niveau de crédibilité et de confiance, le niveau « zéro » des « primes de risque » au sein de la future Union Monétaire Européenne. C’était le seul moyen de respecter la promesse faite à tous : la monnaie unique, l’Euro, devait être, en somme, le fruit d’une convergence totalement réussie vers les meilleures monnaies, aucun écart n’étant tolérable et ne devant être toléré. L’Euro devait se couler naturellement dans la courbe de rendement la plus basse, correspondant à la confiance et à la crédibilité la plus haute, laissée disponible par la disparition des anciennes monnaies nationales.

Une telle occurrence a été considéré impossible par les observateurs, les investisseurs et les marchés jusqu’à la fin de l’année 1997. On voulait bien admettre que la future monnaie unique aurait les caractéristiques moyennes de la zone fusionnée sur le plan monétaire. Mais accepter de donner d’emblée le bénéfice de la plus remarquable crédibilité européenne – à court, moyen et long terme – à une future monnaie unique sans histoire et sans performance passée apparaissait hors de portée aux yeux des investisseurs et des participants du marché au niveau mondial, ceux, précisément, dont les arbitrages permanents entre les différentes monnaies et les différents instruments monétaires et financiers européens et mondiaux établissent les hiérarchies de la crédibilité et de la confiance et les niveaux des taux d’intérêt. Le moment crucial, de ce point de vue, se situa au troisième trimestre 1997, environ un an et demi avant la création de l’Euro. C’est à ce moment que les banques centrales de la future zone euro et l’Institut Monétaire Européen, s’engagèrent dans une campagne mondiale de communication pour expliquer que la future monnaie avait été bâtie institutionnellement et conceptuellement dans le dessein d’être aussi crédible que les meilleures anciennes monnaies. Ces explications étaient d’autant plus nécessaires que jusqu’au quatrième trimestre de l’année 1997 la convergence des taux d’intérêt de marché avait pratiquement revêtu la forme d’une baisse des taux les plus élevés de la future zone. Mais le marché restait persuadé que la convergence s’opérerait sur la base de la moyenne des taux effectivement observés, et donc que vers la fin de l’année 1997 les taux les plus bas de la future zone commenceraient à augmenter. Cette analyse était largement majoritaire sur les grands marchés du monde au moment où les banques centrales émettant les monnaies les plus crédibles de la zone annoncèrent l’augmentation de leurs propres taux d’intervention, pour les porter à 3,3%, le 9 octobre 1997. La quasi-totalité des analystes et des économistes de marché avait immédiatement interprété cette hausse groupée des taux d’intervention comme la première d’une série de mouvements qui devait nous conduire au niveau moyen. Poursuivant leur campagne mondiale d’explications les banquiers centraux européens expliquèrent avec succès que ces mouvements de hausse des taux étaient entièrement justifiés par des considérations propres aux économies « concernées » et à la nécessité de préserver la stabilité des prix dans ces économies dans une perspective de moyen – long terme, enjambant naturellement la création de l’Euro ; que ces mêmes hausses n’étaient en aucune manière justifiées par la nécessité de tenir compte des taux d’intérêt des autres monnaies appelées à fusionner pour créer la monnaie unique ; enfin, par conséquent, que la convergence devait se faire exclusivement sur la base de l’étalon que représentait la courbe de rendement associée aux monnaies les plus crédibles, et dont l’évolution propre jusqu’à la monnaie unique devait être, était et serait exclusivement justifiée par la nécessité de préserver intégralement l’étalon de crédibilité de la future zone Euro. Progressivement les investisseurs, les épargnants, les « participants du marché » d’Europe et du monde ont accepté de changer radicalement leur manière de percevoir la transition. Tous les taux d’intérêt de marché de 30 ans à 3 mois – en passant par les taux « benchmarks » à 10 ans et 5 ans – de la future zone euro se sont alignés sur les taux les plus bas et le niveau des taux d’intervention au moment de la fusion monétaire s’élevait à 3 %, après la baisse générale intervenue le 3 décembre 1998, annulant la hausse du 9 octobre 1997.

Le 4 janvier 1999, premier jour ouvrable de l’Euro, les marchés monétaires et financiers européens reflétaient une totale réussite de la transition à l’Euro. L’esprit du traité de Maastricht, la promesse faite aux peuples européens et sa traduction monétaire et financière avaient été scrupuleusement respectés : les 300 millions d’habitants de la zone Euro bénéficiaient d’emblée, sans aucune solution de continuité, sans perdre un seul « point de base », de l’environnement financier le meilleur, celui correspondant à une crédibilité acquise progressivement au cours des décennies antérieures dans une partie de la zone.

Comment cela avait-il été possible ? Quels étaient donc les arguments et les décisions qui avaient, en définitive, convaincu les investisseurs et les participants du marché ? Comment se faisait-il qu’une monnaie qui n’avait aucun passé – l’Euro – et qu’une institution qui n’avait que six mois et n’avait jamais exercé aucune responsabilité exécutive – la Banque Centrale Européenne et l’Eurosystème – pouvaient apparaître aux yeux des investisseurs du monde entier comme pleinement crédibles aux horizons de 1 an, 2 ans, 5 ans, 10 ans, 30 ans ?

Les conditions de la réussite

Cet exploit, à notre connaissance absolument unique dans l’histoire monétaire, n’a pu être réalisé que parce que les institutions monétaires européennes : la Banque Centrale Européenne et l’Eurosystème, d’une part, et le concept de la stratégie de politique monétaire d’autre part ont été construits précisément à cette fin : porter d’emblée, aux  yeux des opinions publiques, des participants du marché, des épargnants et des investisseurs, le niveau de crédibilité des Institutions, de la stratégie monétaire, de l’efficacité de sa mise en œuvre et de la réalisation effective de la stabilité des prix au meilleur niveau observé dans la future zone euro.

Pour réussir il a fallu réunir quatre conditions relatives aux Institutions et cinq éléments fondamentaux propres au concept de stratégie monétaire. Dans ma compréhension de la transition ces neuf conditions et caractéristiques étaient toutes « sine qua non » : l’absence de chacune d’entre elles eût fait échouer l’entreprise. Aucune n’était, naturellement, prise séparément, suffisante. La simple observation des faits suggère que ces neuf conditions ont été suffisantes. Je pense donc que la satisfaction des neuf conditions, prises ensemble, constituait la condition nécessaire et suffisante de la réussite de la transition.

Voyons quelles sont ces conditions, et d’abord les quatre conditions Institutionelles :

En premier lieu, l’unicité et la lisibilité de l’objectif premier de stabilité des prix. Dès lors que la contrainte majeure de la transition était la préservation du très bas niveau des taux d’intérêt de marché à moyen et long terme, dont la condition nécessaire était la préservation du très bas niveau des anticipations d’inflation, toute ambiguïté devait être écartée, s’agissant de l’objectif central de la Banque Centrale Européenne. Ceci était d’autant plus indispensable que les banques centrales nationales dont les monnaies avaient le plus haut niveau de crédibilité et dont les taux de marché étaient les plus bas, avaient précisément comme objectif principal, attribué par les lois nationales, la stabilité des prix. En tout état de cause, loin d’être une originalité du dispositif institutionnel européen, comme cela est parfois soutenu, le fait de confier à la Banque Centrale la responsabilité première de la stabilité des prix est retenu quasi universellement, dans le monde industrialisé comme dans les pays émergents et dans les économies en transition, en particulier par toutes les économies qui ont adopté le concept de « ciblage direct de l’inflation ». Seuls les Etats-Unis ont une présentation différente – qui ne correspond pas d’ailleurs, dans mon analyse, à une véritable différence de fond.

En second lieu, l’indépendance de l’Institut d’Emission. La recherche économique a montré l’importance de l’indépendance par rapport aux autres Institutions et par rapport aux groupes de pression économique pour assurer la crédibilité de la Banque Centrale et donc pour créer les conditions d’un ancrage solide des anticipations d’inflation au niveau correspondant à la définition de la stabilité des prix. Dans le cas de la Banque Centrale Européenne, l’indépendance est garantie par le traité de Maastricht et est donc mieux garantie qu’elle ne l’était par les lois nationales. C’est cette importance de l’indépendance pour la crédibilité de l’Institut d’émission et donc pour l’ancrage des anticipations qui explique la généralisation mondiale de ce concept. C’est cette même importance décisive de préserver le bénéfice d’une transition réussie qui explique la vigilance de la Banque Centrale Européenne s’agissant du maintien dans l’avenir des mêmes garanties d’indépendance dans le cadre de la nouvelle Constitution.

En troisième lieu, la responsabilité devant l’opinion publique, soulignée, en particulier, par les passages réguliers et fréquents – au moins cinq fois par an – du Président et des membres du Directoire devant le Parlement Européen. Cette responsabilité ne correspond pas seulement à une exigence démocratique très forte. Elle est également fondamentale pour le bon fonctionnement institutionnel  et pour la crédibilité et pour l’efficacité de la Banque Centrale. La Banque Centrale Européenne et l’Eurosystème de même que les agents économiques européens et internationaux savent que l’opinion publique la plus large compare et comparera en permanence les résultats effectifs obtenus en matière de prix à la promesse faite d’en maintenir la stabilité. C’est une incitation puissante à être efficace dans la mise en œuvre effective de la politique monétaire. C’est une des conditions nécessaires de la crédibilité.

En quatrième lieu, le dernier mais le plus important peut-être du point de vue de la crédibilité d’ensemble de l’Union Economique et Monétaire, le pacte de stabilité et de croissance. Les européens, on l’a vu, ont été extrêmement audacieux en voulant créer une monnaie unique dans un espace sans fédération politique achevée, sans gouvernement fédéral, sans budget fédéral. C’est la raison pour laquelle tant d’observateurs critiques, en particulier outre Atlantique, accusaient les européens d’avoir mis la charrue avant les boeufs. Un concept tel que le pacte de stabilité et de croissance, demandant le respect de règles budgétaires et organisant la surveillance mutuelle des politiques budgétaires par les pairs est le seul moyen – mais un vrai moyen efficace - de pallier l’absence de gouvernement fédéral et de budget fédéral.

La clarté de l’objectif de stabilité des prix, l’indépendance de l’Institut d’Emission, la responsabilité devant l’opinion, l’existence du pacte de stabilité et de croissance étaient autant de conditions indispensables à la crédibilité de l’Union Economique et Monétaire, de la Banque Centrale Européenne et de l’Eurosystème, et à celle de la monnaie unique elle-même. Mais ces conditions institutionelles, pour être toutes nécessaires, n’étaient pas suffisantes.

Pour réussir l’exploit qui nous était demandé de transférer à la monnaie unique le meilleur niveau de crédibilité et de confiance disponible au sein de la future zone euro – dans l’intérêt même de la croissance européenne et de la création d’emplois - il nous fallait réunir cinq autres conditions, relatives non plus au dispositif institutionnel lui-même mais à la nature du concept stratégique de politique monétaire mise en œuvre par l’Europe. Dès le 13 novembre 1998, avant même la création de la monnaie unique le 1er janvier 1999, le Conseil des Gouverneurs de la Banque Centrale Européenne prenait les cinq orientations fondamentales suivantes :

  • Préciser la définition arithmétique de la stabilité des prix, dans la continuité des « meilleures » définitions existant au sein de la future zone euro : « moins de 2% » - précisée lors de notre exercice récent de clarification, par l’ajout « proche de 2% » pour bien marquer que nous entendions nous prémunir contre le risque éventuel de déflation. La difficulté principale de la transition résidant dans l’ancrage des anticipations d’inflation à court, moyen et long terme au plus bas niveau atteint dans la zone avant l’euro, la continuité dans la définition de la stabilité des prix était une condition nécessaire, naturellement non suffisante à elle seule. D’où la précision du « moins de 2% ». Une imprécision, un « flou » dans la définition de la stabilité des prix se seraient immédiatement traduits par des taux d’intérêt de marché supplémentaires sur toute la courbe de rendement, incorporant une substantielle « prime de risque » correspondant à l’aléa sur l’inflation future. Le fait de donner une définition arithmétique précise de la stabilité était donc un exercice obligé compte tenu des contraintes de la transition. C’était aussi une exigence du principe de responsabilité de la Banque Centrale devant l’opinion : sans définition précise de la stabilité des prix comment juger les résultats obtenus par la Banque Centrale ?

  • Placer la stratégie monétaire dans une perspective de moyen terme Nous n’avons pas retenu, comme c’est le cas dans certains concepts de politique monétaire - par exemple le « ciblage direct d’inflation » pur - un horizon de 18 mois à deux ans seulement, correspondant aux projections d’inflation future, pour fonder nos décisions. Nous avons affirmé d’emblée que notre horizon était nettement plus long et s’inscrivait dans le moyen terme. Ceci présentait, de notre point de vue, plusieurs avantages importants. D’abord être en mesure de tenir compte des différents canaux de transmission de la politique monétaire y compris de ceux qui font sentir leurs effets à plus long terme. Ensuite apprécier les effets complexes des chocs qui englobent le court et le moyen terme et ne pas surréagir, le cas échéant, dans le cas de chocs faisant sentir leurs pleins effets à un horizon relativement court mais ne comportant pas nécessairement d’effets de second tour inflationnistes ou déflationnistes. Enfin, et surtout dans la perspective de la transition, faciliter l’ancrage des anticipations d’inflation future sur toutes les durées, y compris le moyen et le long terme.

  • Assurer le caractère complet de l’analyse économique. Nous n’avons pas non plus retenu un seul système privilégié de prévision de l’inflation, qui ferait reposer sur un modèle mathématique formel et sur un ensemble d’informations définies a priori l’instrumentation effective de nos décisions de politique monétaire. Une banque centrale doit en réalité filtrer un énorme ensemble d’observations. C’est pourquoi nous avons ressenti la nécessité de nous doter d’un concept stratégique permettant d’intégrer un très large ensemble de données et de statistiques, parfois contradictoires. Il nous est apparu important de prendre en compte l’économie dans sa réalité comme un vaste et complexe système en mouvement permanent, dans lequel l’incertitude joue un grand rôle, plutôt que de s’efforcer de résumer cette complexité en un modèle unique trop simple et trop réduit.L’analyse économique à laquelle nous nous livrons tous les mois est donc aussi complète que possible. Elle n’est prisonnière ni d’un algorithme de décision, ni d’une équation ou d’un système d’équations, ni d’un mécanisme reposant sur une représentation simplifiée de la réalité. Le Conseil des Gouverneurs de la Banque Central Européenne se réserve la possibilité d’intégrer toute information, toute donnée, tout fait, toute analyse qui lui apparait pertinente. Les projections économiques et les projections d’inflation des services de l’Eurosystème et de la Banque Centrale Européenne constituent un exercice très utile mais que le Conseil des Gouverneurs intègre dans les décisions parmi d’autres analyses reposant sur d’autres modélisations.Nous partageons cette aspiration à la « complétude » de l’analyse économique avec le Federal Reserve System, qui refuse aussi de se retrouver prisonnier d’une équation ou d’un système d’équations. Je pense qu’il y a des raisons profondes pour que les deux Banques Centrales des grandes économies industrialisées continentales se retrouvent sur ce point. J’aurai l’occasion d’y revenir. Mais en outre dans la perspective fondamentale de la réussite de la transition il nous est apparu qu’un modèle simplifié de prévision d’inflation, nécessairement à l’horizon de dix-huit mois à deux ans, n’était pas approprié. Il nous fallait ancrer aussi solidement que possible les anticipations sur des durées nettement plus longues et être capables de tester la « robustesse » de nos décisions sur une multiplicité de modèles conceptuellement différents et non sur un seul modèle éliminant nécessairement beaucoup d’informations.

  • Vérifier la cohérence de l’analyse économique en la croisant avec l’analyse monétaire. C’est une originalité du concept stratégique de la politique monétaire de l’Europe que de retenir une vision « binoculaire » dans le cadre d’une approche dite à « deux piliers » : un pilier économique et un pilier monétaire. Cette approche a parfois surpris bien que le fait de faire reposer la politique monétaire sur un analyse monétaire ait été la marque de plusieurs concepts monétaires européens nationaux avant l’Euro. Mais l’on nous suggérait de choisir : soit l’analyse économique – au demeurant généralement privilégiée – soit l’analyse monétaire. Nous avons préféré retenir la solution originale des deux piliers. Trois raisons essentielles expliquent cette orientation à mes yeux. D’abord l’application du principe de complétude évoque précédemment : le désir d’être aussi complet que possible dans nos analyses et de ne perdre aucune information dans l’analyse de la balance des risques pour la stabilité des prix. Accréditer l’idée que l’évolution de la masse monétaire ne pouvait être d’aucune utilité ne nous paraissait pas juste. Ensuite le fait que suivre les évolutions monétaires donne des informations précieuses sur la formation de certains phénomènes financiers comme l’évolution des prix d’actifs et la formation des bulles financières qui ont, à leur tour, une influence sur les prix à la consommation. Enfin, et surtout, la vérification croisée avec l’analyse monétaire est précieuse du fait des différences d’horizons temporels entre les analyses économique et monétaire. Les études empiriques ont montré que le processus inflationiste peut être compris comme l’addition de deux composantes : la première est étroitement associée à l’interaction entre les facteurs de demande et de coûts qui se manifeste à une fréquence relativement élevée ; la seconde composante est associée à des tendances beaucoup plus persistantes et de long terme. Cette seconde tendance est empiriquement corrélée, particulièrement en Europe, avec la tendance de long terme de la croissance de l’agrégat monétaire large. Du point de vue de la réussite de la transition monétaire la vision « binoculaire » était donc particulièrement précieuse : elle apportait une contribution supplémentaire très importante à l’ancrage nominal des anticipations sur des durées plus longues – et même beaucoup plus longues – que l’horizon habituel de l’analyse économique.

  • Introduire un concept renforcé de transparence en temps réel de la Banque Centrale. Lorsque la monnaie unique a été créée en janvier 1999 l’état de l’art des Banques Centrales consistait à rendre public le diagnostic de l’organisme de décision cinq à six semaines après la décision : c’était le moment de la publication des procès verbaux, des « minutes ». L’opinion publique, les participants du marché, les investisseurs et les épargnants devaient attendre plus d’un mois avant d’avoir une explication sur les raisons de la décision prise longtemps auparavant. Ceci nous est apparu incompatible avec l’esprit du traité concernant la responsabilité de la Banque Centrale Européenne et de l’Eurosystème devant l’opinion et le Parlement. Incompatible aussi avec les nécessités complexes de la communication dans un espace comprenant douze cultures et dix langues différentes et dans lequel, par voie de conséquence, il fallait veiller particulièrement à l’unicité du discours et des termes de référence sur la politique monétaire pour les 306 millions d’habitants de la zone euro. Incompatible enfin et surtout avec la nécessité absolument impérieuse de réussir la transition et d’ancrer solidement les anticipations des agents économiques sans laisser prise à des interprétations contradictoires et à des gloses d’autant plus dangereuses qu’elles se développeraient dans le silence de l’Institution.C’est ainsi que nous avons été la première Banque Centrale à publier un diagnostic complet sur ses analyses économiques et monétaires, de quatre à cinq pages, immédiatement après la réunion du Conseil des Gouverneurs, en temps réel. La plupart des autres Banques Centrales nous a suivi et donne également en temps réel, des éclaircissements sur les raisons des décisions prises. Nous restons la seule Banque Centrale qui tient une conférence de presse immédiatement après ses décisions et se met donc tous les mois à la disposition des journalistes du monde entier. Je suis convaincu que cette cinquième caractéristique de notre concept de politique monétaire a joué un rôle important dans la réussite de l’introduction de l’Euro et dans le succès de la transition très ambitieuse voulue par les européens. Définition précise de la stabilité des prix, nature à moyen-long terme de notre stratégie, complétude de l’analyse économique, vérification de l’analyse économique croisée par une analyse monétaire, renforcement de la transparence du diagnostic en temps réel : ces cinq traits de notre concept stratégique de politique monétaire ont tous été décidés avant même la création de l’Euro, avant le lancement de la transition. Chacun d’entre eux possède de solides justifications théoriques s’appliquant à toutes les Banques Centrales, particulièrement aux Banques Centrales des grandes économies industrialisées. Chacun d’entre eux est apparu, après réflexion, nécessaire au succès de l’introduction de l’Euro sur la base des objectifs extraordinairement ambitieux que s’étaient fixés les européens. Tous ensemble, avec les quatre conditions institutionnelles déjà mentionnées ils ont constitué l’ensemble, nécessaire et suffisant, qui a permis de réaliser en 1999 et depuis lors ce qui était encore considéré comme impossible par une majorité d’observateurs extra européens à la fin de l’année 1997.

Mais le dispositif de la monnaie unique de l’Europe ne devait pas seulement être optimal du point de vue de la gestion monétaire d’une grande économie industrialisée moderne et propre à permettre la pleine réussite d’une transition extrêmement ambitieuse. Il devait aussi être optimisé du point de vue de la conduite de la politique monétaire dans l’incertain en sachant que la nature même de la construction européenne amplifie certains éléments d’incertitude.

La prise en compte de l’incertain. L’incertitude est une caractéristique essentielle et permanente du monde réel et se trouve être particulièrement la marque des périodes comportant d’importants changements structurels. La Banque Centrale Européenne est elle-même confrontée à tous les types d’incertitude que rencontrent les grandes banques centrales des principaux pays industrialisés.

D’abord elle doit prendre ses décisions en tenant compte d’un « état de l’économie » qu’elle connaît mal. En particulier, les données économiques, financières et monétaires ne sont pas nécessairement toutes disponibles et, lorsqu’elles le sont, elles ne sont pas nécessairement de bonne qualité. De nombreuses données sont sujettes à révision et parfois à révisions très importantes. Par ailleurs, le calcul de certains indicateurs synthétiques non observables mais très utiles pour résumer et synthétiser une grande quantité de données observables s’avère particulièrement difficile et complexe et sujet lui aussi à une considérable incertitude : ainsi en est-il du calcul du potentiel de croissance et de l’écart de croissance par rapport au potentiel ou du calcul du taux d’intérêt réel d’équilibre ainsi que des différentes mesures de l’excès ou de l’insuffisance de liquidité. Le niveau de l’incertitude caractérisant ces indicateurs, variables non observables, est supérieur à celui des variables observables elles-mêmes. En effet il faut ajouter à l’incertitude sur les variables observables, l’incertitude sur les méthodes statistiques qui sont utilisées pour calculer les indicateurs synthétiques. Les concepts eux-mêmes peuvent faire l’objet de discussions et de controverses.

Ensuite, l’une des questions les plus délicates pour interpréter justement l’état de l’économie et ses implications pour la stabilité des prix à venir consiste à identifier aussi pertinemment que possible la nature et la persistance des chocs dont la superposition compose les développements économiques actuellement observés : selon qu’ils concernent l’offre ou la demande, selon qu’ils sont domestiques ou étrangers, selon qu’ils sont transitoires ou durables ils exerceront une influence différente sur la stabilité des prix et conduiront à une décision différente de politique monétaire.

L’incertitude portant sur l’appréciation des chocs et de leur vraie nature est elle-même considérable. Il est relativement aisé d’observer une hausse inattendue des prix du pétrole qui se traduit instantanément en termes arithmétiques. Prévoir sa durée est déjà beaucoup moins aisé. Mais prendre la mesure exacte d’un choc d’offre comme un changement important dans la tendance des progrès de productivité du travail alors même que l’on ne dispose encore que de quelques données statistiques sans profondeur historique montre la difficulté considérable de l’identification de l’état réel de l’économie par la Banque Centrale.

Au-delà de l’incertitude concernant l’état de l’économie il est très important de prendre la mesure de l’incertitude concernant la structure et le fonctionnement de l’économie elle-même, la dynamique de la propagation dans le temps des chocs économiques, et la dynamique de la propagation des décisions de politique monétaire. Cette incertitude sur le fonctionnement de l’économie est liée à l’incertitude sur les modèles économiques les mieux adaptés. De nombreux modèles nous ont donné des représentations extrêmement utiles et ont contribué à approfondir notre connaissance de l’économie. Aucun ne nous donne une représentation complète, universellement acceptée de la dynamique de l’économie, de la propagation des chocs, de la transmission des impulsions monétaires. Ceci est dû probablement à la fois à la complexité des économies réelles – qui est supérieure à beaucoup d’objets d’étude auxquels s’intéressent les sciences exactes – au fait que les transformations structurelles y sont en action en permanence, au fait que l’expérimentation à large échelle y est impossible. A posteriori beaucoup de modèles différents peuvent paraître rendre compte de la réalité pourvu qu’ils soient dotés d’un nombre suffisant de paramètres. D’où l’absence de consensus parmi les économistes sur la représentation modélisée pertinente de l’économie et une difficulté supplémentaire pour la Banque Centrale.

Enfin une dernière forme d’incertitude à laquelle la Banque Centrale doit faire face est l’incertitude stratégique. Cette forme d’incertitude se réfère à l’interaction complexe entre les agents économiques privés et les autorités. Une Banque Centrale est confrontée à la réaction des agents économiques et des marchés financiers à ses propres décisions de politique monétaire. Elle ne connaît pas à l’avance la constellation des changements d’anticipations qu’elle va provoquer chez les ménages, chez les entreprises, chez les participants des marchés monétaires et financiers. De manière symétrique les agents économiques peuvent être eux-mêmes incertains en ce qui concerne les motivations, les actions et les intentions futures de la Banque Centrale et leur propre incertitude redouble l’incertitude dans laquelle se trouve celle-ci. La réduction simultanée de ces deux types d’incertitude revêt donc une très grande importance et c’est pourquoi les concepts de transparence stratégique et de crédibilité sont aujourd’hui considérés comme étant décisifs.

Toutes les banques centrales doivent faire à ces trois types d’incertitude, l’incertitude sur l’état réel de l’économie, l’incertitude sur la structure et la dynamique de l’économie et l’incertitude stratégique. Mais l’exercice de la politique monétaire par la Banque Centrale Européenne est rendu particulièrement exigeant du fait de la nature même de la zone euro, espace en construction, en voie d’intégration économique. Ainsi nous ne disposons pas encore, en matière de données économiques, de la même densité et de la même précocité de données que celles qui caractérisent les Etats-Unis, par exemple, et que celles dont nous disposerons quand nous aurons achevé le programme du plan d’action sur les besoins statistiques de l’Union Economique et Monétaire.

De même l’incertitude sur la dynamique de l’Union Economique et Monétaire est particulièrement marquée du fait de la nature même de celle-ci. Les paramètres des modèles doivent être estimés à partir de données historiques qui remontent nécessairement à la période antérieure à la formation de l’Union Monétaire, à une époque où les différentes économies membres de l’Union Monétaire aujourd’hui avaient des politiques monétaires différentes, dans des contextes institutionnels très différents. S’ajoute à cela le fait que les modèles sont estimés pour la zone euro en utilisant des données nationales agrégées dont les méthodologies d’agrégation ne sont pas stabilisées. Enfin il faut tenir compte du fait que le concept de marché unique, puis de marché unique à monnaie unique, induit une transformation structurelle fondamentale, qui fait sentir ses effets dans le temps et rend la représentation modélisée de la dynamique de l’économie de la zone euro d’autant plus incertaine.

S’agissant enfin de la question de l’incertitude stratégique elle se posait aussi en termes extrêmement difficiles dans le cas de la Banque Centrale Européenne et de l’Eurosystème : une Institution nouvelle sans passé est l’émettrice d’une monnaie nouvelle sans passé. Comment, dans ces conditions, éviter un très haut niveau d’incertitude stratégique ? Comment éviter que l’ensemble des agents économiques n’aient une grande difficulté à comprendre les décisions présentes et à anticiper les décisions futures de la Banque Centrale Européenne ?

L’incertitude est donc non seulement la marque de l’environnement économique de toutes les Banques Centrales mais aussi la marque toute particulière de l’environnement de la Banque Centrale Européenne.

Il est, de ce fait, très important de vérifier que les principales caractéristiques retenues pour la monnaie unique européenne, particulièrement optimisées en vue de la réussite de la transition, correspondent également à un optimum du point de vue de la conduite de la politique monétaire dans l’incertain.

Cela me semble être très largement le cas. J’insisterai plus particulièrement sur trois points.

D’abord, les quatre conditions institutionnelles que j’ai évoquées – l’unicité de l’objectif de la politique monétaire, l’indépendance de l’Institution, la responsabilité, la surveillance mutuelle des politiques budgétaires – contribuent toutes à renforcer la crédibilité de l’Union monétaire et de la stratégie monétaire, et donc à permettre le réduction de l’incertitude stratégique.

Ensuite, parmi les cinq traits principaux de la stratégie de politique monétaire que j’ai soulignés comme étant autant de conditions nécessaires de la réussite de la transition, deux me paraissent de nature à réduire l’incertitude stratégique : la précision de la définition de la stabilité des prix et le principe de la transparence en « temps réel ». Les trois autres – la complétude de l’analyse économique, la vérification par l’analyse monétaire, et la perspective de moyen terme – correspondent largement à ce qui serait recommandé par les travaux, anciens et récents, de la recherche économique pour tenir compte tant de l’incertitude sur les « données » et l’état de l’économie, que de l’incertitude sur les modèles, leur paramétrage et sur la dynamique de l’économie. Il y a en effet un assez large consensus pour considérer qu’il n’est pas nécessairement recommandable de ne dépendre que d’un indicateur particulier ou d’un modèle exclusif. La nécessité de se reposer sur le plus grand nombre d’informations possibles, de vérifier la « robustesse » des décisions de politique monétaire en testant la qualité de leurs effets par l’utilisation d’un large ensemble de modèles économiques également plausibles, et d’inscrire ces analyses dans une perspective de moyen terme est largement admise. Ceci est particulièrement réconfortant pour la stratégie de la Banque Centrale Européenne qui semble donc être optimale à la fois sous la contrainte de la transition et sous celle de l’incertitude, particulièrement de la présence d’une incertitude relative supplémentaire pendant une période de temps indéterminée.

Quelles que soient la situation de leur économie et la nature de leur environnement, et même si, comme je crois que c’est le cas en Europe, les Institutions et le concept de la stratégie monétaire sont optimaux, les Banques Centrales reposent en dernière analyse, dans la conduite effective de la politique monétaire en période d’incertitude très marquée, sur un jugement synthétique qui fait très largement appel à l’expérience et à la sagesse collégiale.

Le plus souvent, cette sagesse recommande le sang froid et la modération dans les réactions. Il faut en effet éviter de surréagir, dans les deux directions, à des données, à des informations ou à des résultats de calcul qui se montreraient ensuite erronés. La crédibilité de long terme de la monnaie en serait affectée avec toutes les conséquences qui s’ensuivent. Parfois, exceptionnellement, dans un univers particulièrement perturbé et incertain, cette même sagesse peut recommander de prendre des décisions minimisant l’impact de risques dont la probabilité ne peut être calculée ni même estimée mais dont la réalisation serait catastrophique.

Quelle que soit la qualité des Institutions et l’optimalité des concepts de stratégie monétaire, la conduite de la politique monétaire doit allier un peu d’art à beaucoup de science. Ceci est particulièrement nécessaire dans les périodes de transformation structurelle rapide et puissante comme celle que nous connaissons aujourd’hui.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, il y a cinquante-quatre ans, six ans avant la signature du Traité du Rome, Jacques RUEFF écrivait « L’Europe se fera par la monnaie ou ne se fera pas », dans un article publié par la revue ‘Synthèses de Bruxelles’.

C’est que la construction de l’Europe n’est pas encore achevée. Et s’il est vrai que la monnaie unique n’eût pas été possible sans les remarquables avancées des cinquante dernières années, il est vrai aussi que la monnaie unique est elle-même un instrument formidablement puissant d’intégration européenne. Je cite encore Jacques RUEFF dans le même article : « La reconstitution d’une véritable monnaie, pourvue des vertus qui en faisaient, dans le passé, la gardienne de l’ordre économique international, est la condition première de toute politique tendant à faire l’Europe. »

Nombreux dans cette salle et dans votre compagnie sont ceux qui ont eu le privilège d’être à la fois les témoins et les acteurs de l’histoire qui se fait sous nos yeux. Outre votre propre action dans tant de domaines, Monsieur le Président, je ne peux manquer d’évoquer, parmi beaucoup d’autres, un acteur central, Jacques de LAROSIERE, et un témoin décisif, Thierry de MONBRIAL. Je suis en France. Il me faut mentionner que rien n’eut été possible, après l’audace des pères fondateurs néerlandais, belge, luxembourgeois, italien, allemand et francais, sans le courage politique et l’amitié historique des couples successifs et emblématiques d’ADENAUER et de De GAULLE, d’Helmut SCHMIDT et de Valéry GISCARD d’ESTAING, d’Helmut KOHL et de François Mitterrand, aujourd’hui de Gerhard SCHROEDER et de Jacques CHIRAC, noms auxquels – s’agissant de la monnaie unique – il faut ajouter ceux de Raymond Barrre, de Pierre Werner et de Jacques Delors.

L’unité monétaire de l’Europe qui se fait sous nos yeux est un processus historique d’immense portée. Les dix qui viennent de nous rejoindre n’ont pas exprimé de réserve à l’égard de la monnaie unique. Nous devons organiser cette intégration monétaire avec un très grand soin de manière à ce que ces nouvelles fusions, comme la transition initiale, laissent absolument intacts la confiance dans l’Euro, la crédibilité de la monnaie unique, l’ancrage des anticipations de stabilité des prix et donc préservent un environnement financier favorable à la croissance et à la création d’emplois. Virtuellement nous sommes déjà vingt-deux ! Je suis convaincu que nous serons vingt-cinq plus vite qu’on ne le croit. Au regard de l’histoire, quoi qu’il en soit, le temps écoulé depuis le 1er janvier 1999 est un éclair. Et puisque je parle de l’élargissement et de l’histoire puis-je mentionner que dès 1462 le roi de Bohême, George PODIEBRAD suggère la création d’une Confédération européenne et va jusqu’à préciser – à ma connaissance le premier depuis l’empire Carolingien – qu’il faut introduire une monnaie unique européenne, à tout le moins pour l’armée européenne, afin que les soldats n’éprouvent pas de difficultés en marche, en garnison ou à leur retour !

Les racines de l’institution pacifique de l’Europe unie sont tellement profondes. On voit affleurer l’esquisse des concepts qui s’incarnent aujourd’hui dans les mémoires de SULLY rédigés en 1634, dans le projet de paix perpétuelle de l’Abbé de ST. PIERRE, dans une remarque de LEIBNITZ, chez GOETHE et chez Victor HUGO.

Certains aujourd’hui sont perplexes, heurtés, troublés. Ils ne voient pas, ou plus, clairement où va l’Europe. Mais cette imprévisibilité est probablement la marque même de l’histoire qui se fait. La Convention présidée par Valery Giscard d’Estaing a retenu la leçon de Jean Monnet qui écrit dans ses Mémoires : « Ceux qui ne veulent rien entreprendre parce qu’ils ne sont pas assurés que les choses iront comme ils l’ont arrêté par avance se condamnent à l’immobilité. Personne ne peut (encore) dire aujourd’hui la forme qu’aura l’Europe où nous vivrons demain, car le changement qui naîtra du changement est imprévisible ».

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